Les numéros 2 d’un grand succès laissent toujours un goût amer. La deuxième édition, quatre mois plus tard, du Jour de Rage a été, à certains égards, un succès, et à d’autres, un échec. Ce 27 mai n’était en tout cas assurément pas une deuxième Révolution. Le but principal, montrer que des centaines de milliers de personnes à travers l’Egypte sont encore prêtes à se mobiliser, même sans le soutien des Frères musulmans, sur le mot d’ordre de soutien à la Révolution, a quand même été atteint.
Tout d’abord, pourquoi une « deuxième Révolution » ?
Tous les activistes n’étaient pas d’accord sur cette appellation. Presque tous les vendredis depuis la chute de Moubarak, des manifestations ont lieu place Tahrir. Ce vendredi-ci, quatre mois après le 28 janvier, était une bonne occasion de rendre hommage aux « martyrs » et de prendre un nom accrocheur pour aider à mobiliser les foules. L’idée d’une « deuxième révolution » vient du désir de retrouver l’élan de fraternité de la Révolution, ainsi que des motifs de colère contre la gestion de la période de transition par le gouvernement de transition et le Conseil suprême des Forces armées (CSFA).
Ce vendredi voulait être autre chose qu’une grande kermesse. L’ambiance, sur place, était, par endroits, aux discussions politiques, à d’autres, on buvait du jus de mangue en famille dans la chaleur étouffante (presque 40°), à d’autres encore, on s’imaginait continuer le sit-in dans la nuit et mourir en martyr sous les balles de l’armée qui viendrait nettoyer la place à l’heure du couvre-feu.
« Je n’ai pas vu de changement (taghir), alors je redescends à Tahrir »
Tel était le slogan de ce vendredi 27. Les changements attendus en vain, et promis régulièrement par le CSFA étaient :
-la fin des jugements militaires des civils
-l’instauration d’une limitation des salaires (maximum et minimum)
– le jugement de Moubarak et des autres symboles de la corruption
– la compensation financière aux blessés et aux familles des morts de la Révolution
– la dissolution des conseils locaux et des enquêtes sur l’intégrité des gouverneurs
– le retour de la police et sa réorganisation pour une approche plus citoyenne
– un aggiornamento des médias ou le licenciement des journalistes trop proches de l’Ancien régime
– une date claire pour toutes ces mesures.
fin des jugements devant les tribunaux militaires. Un civil se juge devant un tribunal normal.
Bien sûr, ce sont les demandes sur lesquelles les différentes organisations s’étaient mises d’accord, cela ne signifie pas du tout qu’elles faisaient l’unanimité parmi les manifestants. Ainsi la question des salaires laissait dubitatifs ceux qui trouvent l’économie égyptienne trop mal en point pour se permettre de prendre des mesures sociales et contre les hauts salaires. La question de la “purification” ne fait pas non plus l’unanimité: “si on devait licencier tous ceux qui ont participé au système… à ce compte-là, c’est -le peuple veut purifier le peuple!-”
« On est toujours là »
Tous ceux qui ont appelé à participer à cette manifestation (organisations de la Révolution, mouvements comme le 6 avril, hommes politiques comme El-Baradei) avaient trouvé que le moment était stratégique : le procès de Moubarak, symbole de la dictature renversée, traînait, les changements de fond aussi.
sur la bannière centrale: "le peuple veut: le jugement transparent et rapide des assassins et des symboles de la corruption"
Si beaucoup de manifestants étaient surtout là pour l’ambiance de kermesse, la plupart revenaient au militantisme après l’avoir abandonné à la suite des manifestations du 1er avril (dit de « protection de la Révolution » et de « purification des médias » -rien de saillant ne s’en était suivi) et du 8 avril (jour de la manifestation des officiers dissidents). Beaucoup, bien sûr, sont aussi des militants acharnés, participant à toutes les actions, pour les droits des militants jusqu’à la Palestine en passant par la solidarité interconfessionnelle et la dénonciation du CSFA.
La fin de la manifestation a été votée pour 6 heures, afin de rendre la place à la circulation et de montrer le civisme des manifestants. Certains sont restés jusque dans la nuit. D’autres sont revenus pour nettoyer un peu la place (certains se promenaient dans la journée avec des sacs poubelles, mais l’ardeur ménagère et le civisme étaient dix fois moins présents que pendant les 18 jours de gloire). Le respect des femmes était aussi largement moins présent dans la foule, même si certains s’occupaient de vérifier le comportement de leurs compagnons, ou de ménager des espaces sécurisés par lesquels les femmes pouvaient passer sans craindre d’irrespect lié à la foule. Des actes de délinquance aux abords de la place ont été rapportés.
Welcome to Revolutionland
La Révolution est un grand motif de fierté nationale pour les Egyptiens. Prolifèrent partout les colifichets et objets divers aux couleurs de la Révolution, de l’Egypte, ou à l’effigie caricaturale de Moubarak. Les chansons qui font des déclarations d’amour à la patrie et à la glorieuse jeunesse colonisent toutes les radios et télévisions, et les publicités ne sont pas en reste pour titiller la fibre nationaliste. En ce moment, le sentiment national semble se résumer à la glorification de la Révolution. Et la Révolution semble se résumer à un épisode définitif, immédiatement mythologisé et figé dans sa réécriture émotionnelle et patriotique.
Pendant les fameux 18 jours, et encore quelques semaines après, on vous peignait le drapeau égyptien d’autorité et fraternellement sur la main ou la joue, aujourd’hui c’est un business attrape-touristes.
Effervescence et division politiques
Les manifestants ne parlaient pas d’une seule voix ce vendredi. Déjà, pendant la Révolution, les opposants au « régime » dans son intégralité se différenciaient de ceux qui voulaient simplement la chute de Moubarak, les légalistes des jusqu’aux-boutistes. Aujourd’hui, ceux qui ont été frustrés par le « oui » au référendum sur les amendements constitutionnels continuent à insister sur le danger pour la démocratie que représenterait la rédaction de la Constitution par un Parlement dominé par les Frères musulmans. Et selon eux, c’est ce qui arrivera avec les élections en septembre, la Confrérie étant la seule organisation assez importante aujourd’hui (et en septembre) pour avoir un grand groupe.
panneau de gauche: la dignité de la révolution n'est pas à vendre. panneau de droite: la Constitution d'abord
Le problème est presque ontologique : faut-il, pour défendre la démocratie, aller jusqu’à contrarier la volonté de la majorité ?
Des partis s’organisent, certes. Mais aucun ne semble bénéficier d’un large soutien populaire. Ces jours-ci, on ne compte plus les nouveaux partis (ou les déclarations de fondation, du moins, car le processus d’officialisation est une autre affaire). Les moyens diffèrent largement, entre les prospectus sur papier glacé et les tracts sur papier journal. Ce vendredi, le parti créé après la révolution qui semblait avoir le plus de moyens était celui de ‘Adl (justice). Il se revendique comme anti-idéologie, et c’est tout juste s’il a un programme. Il se dit respectueux des valeurs traditionnelles, et progressiste, et garant des principes de la Révolution.
D’illustres inconnus distribuaient aussi des feuillets indiquant qu’ils se présenteraient à la présidentielle.
Les discussions politiques allaient bon train sur la place: où veut-on aller, vers plus de capitalisme, plus de socialisme, plus de libéralisme (économique, social- ici le terme de “libéral” veut presque plutôt dire séculariste, laïc) ou de conservatisme? Des socialistes contre le jugement des civils devant les tribunaux militaires, des “libéraux” manifestent pour la Constitution d’abord, d’autres demandent un conseil présidentiel civil (deux demandes qui paraissent hors de saison), d’autres encore s’adonnent à la nostalgie Nasser. La popularité de l’ancien Président et du socialisme arabe étaient visibles à travers ses portraits, les cartes à son effigie et les programmes que certains groupes distribuaient. Il existe effectivement un parti nassériste (présent sous Moubarak) mais même en-dehors de cette mouvance, l’époque Nasser est souvent idéalisée.
Dictature militaire ou paranoïa des activistes ?
La situation est assez confuse, il faut bien l’admettre. Certains activistes s’inquiètent énormément du CSFA. Ils ne représentent qu’une minuscule partie de l’opinion. Ils ont l’impression que la dictature militaire qui était en place sous Moubarak perdure, que le changement n’est que de façade. Ils sont confortés dans cette opinion par la censure qui touche le sujet de l’armée et la brutalité avec laquelle sont traités les opposants au CSFA (arrestations, interrogatoires, jugements militaires). Depuis février, selon certaines organisations, cinq mille militants auraient été arrêtés.
"le peuple veut un conseil présidentiel civil"
De plus, les membres de ce conseil restent assez mystérieux, ce qui contribue à entretenir l’impression de manipulation. Depuis quelque temps, le noyau dur des activistes manifeste pour la démission du CSFA et son remplacement par un conseil présidentiel civil. Cette demande est pour beaucoup irréaliste, si longtemps après la chute de Moubarak, et trop peu de temps avant les élections. Certains insistent pour différencier l’armée, qui mérite toujours son immunité, du Conseil, qui, ayant un rôle politique, devrait accepter de se soumettre à la critique.
Par ailleurs, les mesures que prend le CSFA avant les vendredis de manifestation importante, pour désamorcer l’impatience, ont tendance à agacer. Elles sont vues comme des miettes que l’armée jette au peuple pour le faire tenir tranquille. Cette semaine, c’était l’annonce de l’ouverture de la frontière à Rafah vers la bande de Gaza, sauf pour les hommes entre 18 et 40 ans, et sauf les vendredis, (dernièrement, les manifestations pro-Palestine étaient très nombreuses et virulentes) et l’inculpation de meurtre sur la personne des manifestants de la révolution de Moubarak et de ses fils.
La décision de l’armée et de la police d’être absentes lors de la manifestation de ce vendredi, officiellement pour éviter des affrontements entre jeunes trop opposés à l’armée et forces de maintien de l’ordre, a été considérée par certains comme une manière d’inciter les délinquants à agir en toute impunité, soit pour augmenter l’hostilité d’une partie de la population envers la Révolution, soit pour permettre à l’armée de renforcer son contrôle en toute légitimité, pour des raisons de sécurité.
Boycott des Frères musulmans ?
Officiellement, les Frères musulmans boycottaient la manifestation, au motif qu’elle ne ferait qu’appeler à l’hostilité envers l’armée, et parce qu’ils sont favorables à un retour à la normale. Cependant, place Tahrir, des jeunes Frères musulmans étaient présents et distribuaient des prospectus. Depuis la révolution, le mécontentement d’une partie des jeunes des Frères musulmans envers la direction de la confrérie, trop conservatrice, se fait de plus en plus sonore.
La majorité silencieuse
Par définition, il est difficile de savoir ce qu’elle pense… Elle partage vraisemblablement l’agréable sentiment de fierté nationale, l’inquiétude pour la stabilité et le marasme économique que diffusent les médias d’Etat et aussi OnTV, la chaîne du magnat Naguib Sawiris. Confrontés à l’aggravation des problèmes d’insécurité (la police ne s’est pas encore remise à travailler correctement, si tant est qu’elle l’ait fait un jour, et des prisons ont été ouvertes pendant la Révolution précisément pour créer de l’insécurité), à la frilosité du marché de l’emploi (un huitième des emplois est lié au tourisme, qui a dramatiquement chuté), à l’augmentation du prix des importations (la livre égyptienne avait beaucoup baissé), beaucoup accusent la « Révolution » de n’avoir fait qu’empirer les conditions de vie déjà difficiles de la majorité de la population.
Quelques jours après cette manifestation, les instances dirigeantes n’ont rien fait de particulier, le procès de Moubarak est encore ajourné, et des sources judiciaires ont laissé filtrer qu’il n’y avait pas de preuves convaincantes de l’implication directe de Moubarak dans la mort des manifestants.